Mémoire de la campagne napoléonienne et expériences d’une guerre limitée
Emmanuel Larroche
Aufsatz
Veröffentlicht am: 
19. Januar 2014
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Cette campagne des « Cent Mille fils de Saint Louis », conduite par le neveu de Louis XVIII, le duc d’Angoulême, est rapide et se déroule sans risque majeur. Ainsi, elle tranche avec la terrible guerre menée par les troupes de Napoléon dans la Péninsule entre 1808 et 1813. Celle-ci s’est ancrée dans la mémoire en raison de la brutalité dont ont fait preuve les soldats français aussi bien que les insurgés espagnols.1 En revanche, en 1823 les engagements des troupes françaises sont peu nombreux et la violence est contenue. L’adversité même est feutrée. La France essaie de protéger les troupes constitutionnelles vaincues de la fureur des absolutistes espagnols et se présente presque comme une puissance médiatrice entre deux partis antagonistes.

La confrontation des deux campagnes, distantes de 10 ans seulement, est riche de questionnements pour l’historien.2 Elle l’est aussi pour les contemporains dont l’imaginaire et le souvenir ont été bousculés. Car dès les premières années de la Restauration, la guerre d’Espagne, plus que tout autre campagne napoléonienne, a été décrite comme l’une des plus violentes et finalement l’une des plus amorales qui ait été menées par l’armée française. Les premières analyses ou les premiers témoignages qui paraissent forgent l’embryon d’une mémoire où la description d’une guerre hors-normes semble guidée par le sentiment de la culpabilité et la recherche des responsabilités.3 Cette mémoire particulière de la guerre d’Espagne de 1808-1813, probablement peu diffuse dans les premières années de la Restauration, est vivifiée à l’approche de l’expédition de 1823. Elle imprègne discours et débats polémiques, elle devient un instrument politique.4 À tel point que l’on peut se demander si le souvenir de la campagne napoléonienne n’a pas eu une influence sur la conduite de la guerre de 1823, tant dans le plan de campagne et des décisions au plus haut niveau, que dans l’appréhension du conflit par les soldats et leur comportement effectif.

La démarche de la présente analyse inscrit les expériences de guerre de l’Empire dans un temps long, considérant qu’elles « portent leur ombre sur l’ensemble du XIXe », pour reprendre les mots de Natalie Petiteau.5 Il s’agit de confronter le discours sur la guerre napoléonienne, nourri par la propagande et le souvenir, à l’expérience de la guerre de 1823. Celle-ci est ancrée dans le présent, dans l’action et obéit à des impératifs stratégiques qui doivent peu aux constructions idéologiques. Les deux objets sont dissemblables. Leur comparaison se heurte donc à cette première limite. La seconde y est liée, c’est celle des sources qui nous permettraient de mesurer l’imprégnation de la mémoire de la campagne napoléonienne dans l’armée de 1823.

Nous nous appuyons d’abord sur la correspondance militaire. Elle est abondante mais concerne avant tout les officiers supérieurs. Elle est par ailleurs assez peu « bavarde » en ce qui concerne notre objet. Avant tout stratégique, elle laisse peu de place aux réflexions personnelles, à l’exposition des sentiments ou à la formulation des opinions. Tous ces aspects apparaissent seulement par fragment, mettant à jour des expériences singulières et excluant ainsi de notre propos toute généralisation. Nous disposons ensuite de plusieurs mémoires de vétérans dont certains mettent en perspective les deux campagnes. La source est précieuse évidemment. Mais le regard, rétrospectif, est parfois conditionné par le destin des auteurs après la césure de 1830. Ils inscrivent leurs souvenirs dans un nouveau combat mémoriel où le légitimisme affronte le mythe napoléonien en plein essor.

 

Le souvenir de la guerre d’Espagne dans les premières années de la Restauration

La mémoire de la guerre d’Espagne dans les premières années de la Restauration est plurielle. Au retour d’expérience des soldats qui forge probablement, même si nous en avons peu de traces, une mémoire populaire de cette campagne terrible, s’ajoute la construction d’une mémoire écrite, voire « savante », par la publication des premiers récits de soldats et des premières analyses historiques. Tous ces ouvrages insistent sur la violence et la cruauté des combats, ce qui confère à la campagne d’Espagne un caractère exceptionnel parmi l’ensemble des guerres napoléoniennes. Albert-Jean-Michel Rocca, le second mari de Mme de Staël, officier de hussards de l’armée impériale, publie ses mémoires dès 1814.6 Il oppose nettement la guerre qu’il a menée en Prusse à celle qu’il a conduite par la suite en Espagne. Celle-ci serait marquée par une cruauté incomparable du fait de la guérilla : « Rien de plus affreux que le spectacle qui s’offrit ensuite à mes regards. Je rencontrai à chaque pas, les corps mutilés des Français assassinés les jours précédents, et des lambeaux de vêtements ensanglantés semés çà et là ».7

Le récit de Rocca est avant tout guidé par le souci de témoigner. On y trouve peu de réflexions polémiques. Mais dès la première Restauration, des auteurs royalistes invoquent l’expérience espagnole pour condamner le régime impérial. En 1814, M. Sarrazin, un ancien officier d’Empire qui a fait défection en 1810, écrit une Histoire de la guerre d’Espagne et de Portugal de 1807 à 1814. Il s’y réjouit de la défaite française, encore fraîche, et loue la résistance des Espagnols. Il insiste sur la rouerie de la diplomatie impériale qui a conduit à une invasion aussi inutile que traître. La guerre est qualifiée d’ « injuste ». Son commanditaire n’a reçu que le châtiment qu’il méritait pour son « machiavélisme ». Cette violence morale, toute entière imputée à Napoléon, explique largement les excès commis par les Espagnols. La faute d’un seul est retombée collectivement sur toute une armée. « Plus tard, les Espagnols ont connu leur erreur : ils ont été convaincu qu’il n’y avait qu’un grand coupable, et dès qu’il a été privé du pouvoir de faire le mal, ils ont considéré les Français comme des frères », écrit-il notamment.8 Il y a donc chez Sarrazin une sorte d’association induite entre le « droit de la guerre », jus ad bellum, et les « droits dans la guerre », jus in bello.

Une contre-mémoire, bonapartiste, réplique fugacement sous les Cent-Jours. Auguste Carel dans son Précis historique de la guerre d’Espagne et du Portugal, de 1808 à 1814, réfute le discours culpabilisant de Sarrazin et insiste sur la cruauté des guérillas espagnoles. Leur façon de faire la guerre discrédite leur cause et légitime la présence française qui prend un tour protecteur :

« Le Pastor en Castille, Mendizabal en Biscaye, et Mina en Navarre, firent une guerre affreuse et cruelle à tout ce qui portait l’uniforme et le nom français. Ce dernier surpassa en barbarie ses collègues ; ma plume ne pourrait retracer les horreurs commises par ses ordres, et souvent sur ce sexe timide fait pour être aimé, dont la bienfaisance et l’humanité, s’exerçant même sur les ennemis, savait adoucir les maux et les horreurs de la guerre. »9

Avec le retour de la monarchie en 1815, la mémoire royaliste s’impose. Si la cruauté des Espagnols n’est ni niée ni édulcorée, l’on reconnaît que leur résistance était juste et la guerre de Bonaparte immorale. Les premiers mémorialistes, avec plus ou moins de zèle, se conforment à cette grille de lecture à l’instar de Joseph-Jacques de Naylies qui publie ses mémoires en 1817.10 Cet officier supérieur des gardes-du-corps de Monsieur, le comte d’Artois et frère du roi Louis XVIII, a servi comme sous-lieutenant en Espagne et au Portugal entre 1808 et 1811. En 1814, il a suivi Louis XVIII à Gand. Son récit est émaillé de descriptions saisissantes de la cruauté des combats. Il s’agit d’abord de témoigner d’une expérience de guerre singulière, traumatisante, où l’héroïsme est atrophié par une violence barbare. L’auteur est également un officier « bien pensant » qui entend témoigner de son rejet de l’empereur déchu. In fine, l’ordonnateur de cette guerre est le véritable responsable du déchaînement de violence en Espagne : « Je maudissoit tous les jours l’auteur de cette guerre odieuse, et j’appelois sur sa tête tous les maux qu’il causoit. Je considérois les Espagnols comme les héroïques victimes de leur patriotisme et de leur dévouement à la noble cause de leur indépendance ; je les admirois », écrit ainsi Naylies.11

Un tel discours tend donc à déculpabiliser les soldats français comme les Espagnols. Les guérillas ibériques sont par ailleurs souvent assimilées aux armées vendéennes, ce qui contribue largement à les dédouaner des horreurs qu’elles ont pu commettre, du moins chez les auteurs royalistes ultras. Mais Napoléon ne saurait endosser seul la responsabilité des événements. Naylies, parmi d’autres auteurs, insiste également sur la responsabilité du commandement dans les massacres et les pillages, lorsqu’il évoque, par exemple, la prise de Cuenca, le 3 juillet 1808 :

« Rien n’y fut respecté ; ceux même qui devaient donner l’exemple, et réprimer le brigandage, furent les premiers à s’avilir, et à déshonorer le caractère national. Combien de fois l’honnête homme n’eut-il pas à rougir dans cette guerre injuste et cruelle, où l’innocent était confondu avec le coupable ! et ce coupable était celui qui défendait sa patrie et son roi ! »12

Rocca, lui, pointe l’excessive rigueur des ordres qui a alimenté le cycle des représailles, notamment lorsqu’il évoque le mauvais traitement et même l’exécution de nombreux prisonniers espagnols.13 Il oppose aux ordres cyniques l’humanité des soldats qui aident parfois les prisonniers à se soustraire à leur sort : « Nos soldats qui redevenaient humains après les combats, se prêtaient eux-mêmes à ces évasions, malgré la sévérité des ordres qu’ils avaient reçus ».14

Les dérapages sont également encouragés par le système d’approvisionnement, fondé sur les réquisitions. Nayliès est assez explicite à ce sujet :

« Voilà cependant à quelles atrocités nous conduisoit notre affreux système de faire la guerre sans magasins. Le soldat n’ayant pas de vivres se croyoit tout permis, il était impossible d’arrêter le mal qui se faisoit même sous nos yeux, parce qu’un homme pressé par la faim se met au-dessus de la discipline, et que raisonnablement on ne pouvoit empêcher ces excès à cause du prétexte ».15

Au-delà de Napoléon, « le tyran », il s’agit aussi de dénoncer un « système » dont les officiers-généraux sont les acteurs conscients. Le colonel anglais sir John Jones dont l’ouvrage est traduit et publié en 1819 en France, associe directement le despotisme militaire aux atrocités commises.16 Il a en effet cette réflexion lorsqu’il évoque la prise de Tarragone et les massacres qui l’ont suivie :

« Ce qui fait naître une foule de réflexions sur l’avilissement du caractère moral sous un despotisme militaire. Dans quel pays, jouissant d’une certaine portion de liberté, et où l’on pourrait discuter impartialement les intérêts publics, recevrait-on dans la société un homme qui aurait fait de telles actions ? Et quel gouvernement, ayant, pour contrôler ses actes, la voix d’un public libre et éclairé, aurait osé lui conférer des récompenses ? Cependant, en France, le général Suchet fut non-seulement élevé au rang de maréchal pour le massacre de Tarragone ; mais encore, il paraît que son caractère gagna beaucoup dans l’estime de la plupart de ses compatriotes. »17

Le souvenir des atrocités commises par les troupes britanniques, notamment le traitement des prisonniers sur les pontons, affaiblit sans doute la force de la démonstration pour un lecteur français.18

 

L’instrumentalisation du souvenir napoléonien à l’approche de l’expédition d’Espagne en 1823

L’on voit donc qu’avant même la révolution espagnole de 1820, s’est forgée une mémoire écrite de la guerre d’Espagne où le récit des événements s’accompagne quelquefois d’une réflexion sur la violence de guerre. Ces publications n’imposent cependant pas une mémoire collective ou partagée. Vivifié à l’approche de la campagne de 1823, le souvenir de la guerre d’Espagne s’impose dans le débat et, probablement, interpelle un public plus large.

L’opposition libérale, opposée à la guerre de 1823, instrumentalise le traumatisme de la campagne napoléonienne qu’elle brandit comme un spectre, dans les Chambres et dans la presse.19 On insiste sur le souvenir de la cruauté des Espagnols et sur leur incroyable ténacité. M. Labbey de Pompierres, par exemple, se lamente à la Chambre des députés, le 25 février 1823 : « Toute cette jeunesse, l’espérance de la patrie, est destinée à partager le tombeau de ses prédécesseurs ».20 « La France est encore en deuil, et nos légions, comme celles de Germanicus au fond de la Germanie, trouveront dans les champs de l’Espagne les ossements blanchis de leurs frères »21, déclame encore le comte Molé. Plusieurs députés de l’opposition libérale comme Foy ou Sébastiani sont d’anciens généraux ayant combattu en Espagne ce qui rend crédibles leurs avertissements.

Dans le discours libéral, la résistance espagnole s’explique par un rejet presque atavique de toute influence étrangère et par un esprit d’indépendance presque maladif. À l’opposé, les royalistes ultras voient dans la résistance à Napoléon le soutien des masses à la légitimité et à la monarchie traditionnelle. Le tri est fait parmi les anciens chefs des guérillas, en fonction de leur comportement dans la guerre civile qui sévit en Espagne à partir de 1822. Ceux qui sont favorables à la cause absolutiste comme El Trapenses ou le baron d’Eroles par exemple, sont héroïsés.22 L’issue du conflit que chacun prophétise à sa manière, conditionne également, en quelque sorte, le regard rétrospectif porté sur la nature de la résistance à Napoléon. Un bon accueil du duc d’Angoulême et de ses soldats prouverait en effet que le moteur de la résistance à Napoléon était la défense de la légitimité. Dans le cas contraire, la vision libérale d’un soulèvement national, fondé sur la souveraineté populaire, serait confortée.

Ce combat polémique qui se livre dans les Chambres et dans la presse transpire dans l’espace public où les rumeurs et les discussions vont bon train. Le souvenir napoléonien nourrit alors l’imaginaire collectif. On peut en trouver une illustration avec la grande popularité de Mina en France qui puise sa source aussi bien dans le récit de son action contre les armées impériales que dans l’actualité de son combat contre les armées absolutistes espagnoles de la foi. Pendant la guerre contre Napoléon, il a conduit une des guérillas les plus redoutables, en Navarre. Dès 1822, il est envoyé par le gouvernement des Cortès pour réduire l’insurrection royaliste en Catalogne. Il est dès lors, en France le champion des libéraux qui le présentent comme un chef redoutable. Il devient une figure populaire et l’objet de nombreuses rumeurs. Il nourrit un imaginaire où l’admiration se mêle à la crainte. Thiers témoigne dans son récit Les Pyrénées et le Midi de la France pendant les mois de novembre et de décembre 1822 : « J’entendais ce public montagnard s’en entretenir avec chaleur et surtout avec la bonne intention d’y trouver du merveilleux. Chacun faisait son récit, mais tous parlaient de cette cavalerie de Mina qui, disaient-ils, courait sur les pointes de rochers. »23

Les soldats, pour la plupart de jeunes conscrits, ne sont pas épargnés par cette atmosphère qui utilise les réminiscences du passé pour fortifier les craintes du futur. Car ce discours est alimenté par la parole des vétérans qui trouvent incontestablement là un contexte favorable à l’évocation de leurs souvenirs. Le maire de Langogne fait par exemple part au préfet de la Lozère de l’état d’esprit des officiers du 27e régiment de ligne qu’il a accueilli dans sa commune alors qu’ils se rendaient vers la frontière d’Espagne :

« Ces messieurs se sont permis de blâmer ouvertement le gouvernement du roi relativement à la guerre d’Espagne qu’ils regardaient comme très périlleuse surtout avec des jeunes soldats sans expérience, commandés par des généraux qui n’en avaient pas non plus ; que ce n’était plus les soldats de Waterloo ; qu’il en restait peu mais que cependant eux étaient de ce nombre ; qu’on aurait dû donner le commandement de l’armée à Soult, qu’on avait fait périr un brave général, le maréchal Ney qu’ils regrettaient, que le duc d’Angoulême n’avait pas fait la guerre non plus que Donnadieu, et que cela irait mal ; qu’on ne connaissait pas les Espagnols, enfin, autres propos analogues ; finissant cependant par dire qu’ils feraient leur métier et rempliraient leur devoir dans tous les cas. »24

Les soldats sont également soumis au discours des habitants chez qui ils logent, dans la marche qui les conduit à la frontière. « Depuis notre départ de Paris, nous avons su par nos soldats eux-mêmes qu’ils étaient travaillés dans beaucoup de logements, qu’on leur disait qu’ils allaient tous être tués en Espagne par Mina et les Anglais », témoigne un colonel.25 Bien encadrés, il n’est pas sûr que les soldats aient été influencés par les discours alarmistes tenus ça et là. Certains mémorialistes de la campagne de 1823 se souviennent tout de même avoir eu une appréhension, à l’instar du comte d’Agoult, commandant du quartier général du 1er corps en 1823 et vétéran de la campagne napoléonienne : « On savait d’avance que la frontière n’était pas défendue ; mais avec les Espagnols on n’est jamais sûr de rien ; et c’était un fait grave que l’envahissement du territoire espagnol. On se souvenait de la dernière guerre ».26

Les craintes sont rapidement dissipées avec l’entrée en campagne. La marche des troupes est rapide, la guerre courte, les combats rares et les populations plutôt bienveillantes.

 

Des expériences de guerre à l’ombre de l’aigle

La réussite de la campagne de 1823 s’explique d’abord par la division des Espagnols, beaucoup plus prononcée qu’en 1808-1813 où le soutien à Ferdinand VII unissait des combattants aux profils très divers. Si l’on ne prend que l’exemple des chefs de guérillas qui ont combattu Napoléon, ils se partagent désormais entre les deux camps antagonistes. Mina ou le général Juan Martín Díez (aussi appelé El Empecinado depuis son combat contre les soldats napoléoniens) par exemple appartiennent au camp constitutionnel, alors que le trappiste ou le curé Merino se retrouvent dans les rangs absolutistes. Comme ils l’avaient fait lors de la guerre napoléonienne, ces derniers ont levé des bandes armées qui combattent les troupes constitutionnelles. Le trappiste en particulier, qui passe pour moine – il en porte l’habit –, jouit d’une grande renommée auprès des populations royalistes.

Le parlement des Cortès est par ailleurs divisé entre modérés et exaltés. Ces divisions se retrouvent dans l’armée, certains généraux étant proches des moderados, d’autres des exaltados. À ces affinités politiques divergentes s’ajoute la rivalité qui oppose les membres de la maçonnerie à ceux de la Comuneria, une société secrète scissionniste de la première. Ces appartenances semblent avoir joué un rôle important dans la vie politique du Trienio Liberal.27 La France sait jouer habilement de ces divisions pour obtenir rapidement la reddition de bien des généraux. La corruption a probablement favorisé certaines défections.28

Le soutien des populations à la résistance est également moins ferme, même s’il ne faut pas sur-interpréter le bon accueil réservé par bien des localités aux troupes françaises. Car c’est là aborder un facteur essentiel du succès de 1823 : le plan de campagne a largement tenu compte de l’expérience de la guerre napoléonienne et en ce sens a utilisé le souvenir des erreurs commises. L’acte salutaire est d’avoir tout mis en œuvre pour éviter les réquisitions liées à l’entretien de l’armée, alors qu’en 1808, c’est un des facteurs essentiels des débuts du soulèvement contre les troupes françaises.29 La campagne de 1823 a été préalablement financée et l’approvisionnement des troupes confié au financier Ouvrard. Ses agents achètent les vivres à bon compte à des Espagnols qui voient alors d’un bon œil l’arrivée de l’armée française. La maraude est soigneusement prévenue, les soldats qui s’y livrent sévèrement punis, les officiers qui les encadrent responsabilisés. La chaîne de commandement fonctionne bien.

Cette bonne tenue de l’armée française tranche donc avec les excès commis pendant l’invasion napoléonienne. Au respect des populations s’adjoint un certain ménagement de l’ennemi. La démarche est avant tout stratégique et vise à hâter la délivrance de Ferdinand VII et le dénouement du conflit. Pour obtenir la reddition des chefs constitutionnels, la France garantit l’intégrité des soldats qu’elle promet de protéger du camp absolutiste. L’armée devient alors l’auxiliaire zélé d’une guerre ambivalente. Elle protège l’ennemi vaincu avec la même rigueur qu’elle a mise à le combattre comme se le rappelle Jean Couty, un simple conscrit, dans ses mémoires : « Nous entrâmes dans la ville à dix heures du matin, à chaque instant nous étions obligés de prendre les armes pour empêcher que les habitants ne s’égorgent les uns les autres ».30

Toutes ces dispositions expliquent que la guerre de 1823 ait été si peu violente. Les constitutionnels n’ont pas réussi à ranimer la flamme de 1808 dans la population et n’ont pas recherché les combats. Le cycle de la violence n’a pas été alimenté. Évidemment, ce contraste avec la campagne napoléonienne est largement exploité par le régime de la Restauration qui sous-entend que c’est la légitimité qui se reflète dans cette guerre juste. Le but est de valider a contrario l’idée que l’amoralité de la guerre napoléonienne était due à l’usurpation. La bonne tenue des troupes et leur modération deviennent éléments de propagande. La légitimité, incarnée par le duc d’Angoulême, aurait moralisé l’armée, la défense du principe ferait corps avec le sentiment profond des Espagnols. Le souvenir napoléonien est donc un élément essentiel de cette construction, sur un mode expiatoire.

À ce discours un peu convenu et monolithique, il faut opposer les expériences des combattants. C’est un fait que les soldats de 1823 sont un rouage essentiel de la guerre limitée. Mais ces derniers montrent une grande variété d’attitudes et de sentiments face à cette guerre. Le souvenir napoléonien n’y tient pas la même place, ne serait-ce que parce que cette armée mélange vétérans et conscrits. Pour ces derniers la guerre napoléonienne n’a pas été une expérience concrète. Jean Couty, par exemple, dans son récit, n’y fait jamais référence. C’est parmi les officiers que l’on trouve l’essentiel des vétérans. Si l’on s’en tient aux officiers généraux qui forment l’encadrement de cette armée, 42% sont des vétérans de la guerre de 1808-1813.31 C’est le cas par exemple du général Guilleminot qui conduit l’expédition, du maréchal Moncey qui commande le 4e corps ou encore du général Bordesoulle qui dirige le siège de Cadix. Faute de chiffres précis, nous reprenons les estimations d’Armand Carrel pour le reste de la troupe : un quart des sous-officiers et la grande majorité des officiers seraient des vétérans des guerres de l’Empire, même si ce n’est pas forcément de la guerre d’Espagne.32

Les repères de ces vétérans semblent totalement perturbés par la singularité de la campagne de 1823. C’est la différence d’attitude de la population qui surprend le plus et qui est souvent évoquée dans les mémoires. Le comte de Saint-Chamans fait ce constat dans les siens :

« En 1808, si un soldat français épuisé par la fatigue, la maladie ou des blessures, restait à quelques pas en arrière de la colonne en marche, de farouches paysans embusqués s’élançaient aussitôt sur lui et l’égorgeaient impitoyablement, souvent après lui avoir fait subir des tortures atroces. En 1823, si un soldat français souffrant avait peine à suivre son bataillon, ces bons Espagnols accouraient en lui apportant des rafraîchissements et s’empressaient de lui procurer une mule ou une charrette pour le transporter au cantonnement le plus rapproché. »33

Certains tiennent cependant à nuancer le discours gouvernemental qui présente cet accueil comme le signe de l’attachement profond des Espagnols à la légitimité de Ferdinand VII et de leur approbation de l’intervention française. Le général de Pelleport, par exemple, souligne dans ses mémoires que l’accueil a été mauvais dans plusieurs villes comme Saragosse ou Lorca.34 Quant au comte d’Agoult, pourtant très royaliste, il explique la bienveillance de la population par la discipline de l’armée française plus que par une adhésion franche et généralisée à la mission dont elle est porteuse.35

Une autre singularité de la guerre de 1823 qui l’oppose à celle de 1808 tient à la rareté des combats et à leur caractère limité. Il y a beaucoup de sièges et d’escarmouches, ensuite quelques batailles plus soutenues comme celle de Campillo de Arenas le 28 juillet 1823. Pour bien des officiers, c’est une déception. La campagne ne leur fournit pas beaucoup d’occasions de briller et d’accélérer leur carrière. Espoirs déçus alors que la loi Gouvion-Saint-Cyr, votée en 1818, les avait encouragés en ôtant tout privilège à l’aristocratie et en fondant l’avancement sur l’ancienneté et le mérite. « Une réception si pacifique contrariait un peu l’ardeur de notre jeune armée. Officiers et soldats s’ennuyaient de ne pas rencontrer d’ennemis, et auraient voulu qu’on fit parler la poudre », témoigne le comte d’Agoult.36 L’irritation point dans bien des correspondances de ne pas pouvoir mettre la main sur les troupes constitutionnelles. C’est le cas de celle du maréchal Moncey par exemple, qui poursuit Mina en Catalogne pendant des semaines sans réussir à le soumettre. Dans les mémoires, écrits à distance, cette irritation est quelquefois évoquée. Avec humour, le comte d’Agoult décrit ainsi le désappointement qui s’empare progressivement du maréchal Oudinot face à cette guerre étrange :

« Le bon maréchal, lui-même, avec ses vingt blessures, avec ses quarante grandes batailles, avait l’impatience des plus jeunes officiers. Les premiers jours, il ne se découragea pas trop.  “C’est à l’Ebre qu’ils nous attendront ”, disait-il. Nous passâmes le fleuve classique de la vieille Ibérie et les défilés de Salinas et de Pancorbo, de sinistre mémoire, sans rencontrer même un contrebandier. Alors l’ancien général des grenadiers de la Grande Armée fut tout à fait désappointé ; une guerre sans bataille. Il répétait naïvement : “ Vous verrez que je ne tirerai pas un coup de canon. ” »

Jean Couty prête un sentiment d’irritation encore plus prononcé au général Molitor qui éconduit un parlementaire du général constitutionnel Ballesteros : « Mais il fût très mal reçu, il lui fît réponse qu’il ne prenait pas d’arrangement avec de la canaille semblable, à des lâches qui n’avaient jamais voulu souffrir la moindre attaque ».37

Car la faiblesse des combats à son pendant : le déficit de gloire. C’est bien sur ce terrain que la comparaison avec la guerre impériale est la plus pesante. Le moindre fait d’armes est exploité avec emphase par le pouvoir qui cherche là à effacer le prestige militaire napoléonien. Le procédé, exagéré, suscite bien des railleries et le comte d’Artois, dès le début de la campagne, invite d’ailleurs son fils à la mesure dans la célébration et la distribution des distinctions : « Je te dirai que des officiers qui n’ont servi que sous Bonaparte ont osé trouver que tu en avais trop fait pour pas grand-chose ».38 Bien des vétérans reviennent sur ces exagérations de la propagande dans leurs mémoires. « On fit mousser cette affaire d’une manière ridicule », écrit par exemple le vicomte de Pelleport en évoquant la prise de Lorca.39 Certains regrettent l’excès inverse qui s’établit après 1830 et qui dénie tout mérite militaire à la victoire de 1823. Le baron de Damas, par exemple, rappelle le rôle qu’a pu jouer la campagne dans la carrière de plusieurs officiers. Ainsi il décrit minutieusement les combats qu’il a menés en Catalogne, façon de rappeler qu’il s’est bien agit d’une guerre en 1823.40 Plus communément, ces mémoires sont l’occasion de rétablir les mérites de l’armée française dans leurs justes proportions.

Reste une dernière singularité qui oppose la campagne de 1823 à celle qui l’a précédée : le traitement de l’ennemi vaincu qu’il s’agisse des soldats constitutionnels, des miliciens ou des cadres du régime des Cortès. Le regret de certains de n’avoir pas plus combattu n’empêche pas que la grande majorité des soldats approuve la modération impulsée par le duc d’Angoulême. Celui-ci s’engage à garantir la sécurité des constitutionnels pour prix de leur soumission. C’est finalement un témoignage de la professionnalisation de l’armée qui accomplit une mission de combat plus qu’une guerre idéologique. Nous n’avons pas de traces dans les archives d’exactions ou de violences qui aient été infligées à des prisonniers ou des partisans des Cortès par l’armée française. Certains soldats mettent au contraire un point d’honneur à les protéger. Les officiers les mieux pensants intègrent le discours officiel qui lie la modération au duc d’Angoulême et à la légitimité. Ainsi, le général Bordesoulle écrit au détour d’une lettre :

« Et ce qu’il y a de bien glorieux pour S.A.R. c’est que par sa sagesse, ce grand changement s’est opéré sans effusion de sang. Je ne pense pas que, dans ce royaume41, il y ait eu cinquante révolutionnaires qui aient perdu la vie ; tandis que si, nous eussions montré d’autres sentiments que ceux de la modération, il y aurait eu des milliers de victimes dans chaque province. »42

Dans les mémoires, la célébration de la « modération dans la guerre » revêt la même dimension politique chez les auteurs légitimistes. Il s’agit de l’opposer au souvenir napoléonien. C’est très visible, par exemple, dans ceux du comte d’Agoult, dont la carrière militaire s’est arrêtée en 1830 :

« Ce qui la distingua des autres guerres du commencement de ce siècle, c’est qu’aucune tache, aucune ombre ne vint se mêler à son succès complet. Ce fut le triomphe du droit, de la modération et de la discipline. Les mots concussions, violences, représailles ne furent pas prononcés une seule fois autour de nos soldats. »43

Le rôle du duc d’Angoulême est réel mais c’est avant tout la rigueur des ordres et leur application qui explique la bonne tenue des troupes plus qu’une quelconque imitation vertueuse. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à critiquer cette modération dans leurs mémoires. C’est le cas de Jean Couty, qui, à demi-mots, semble presque étonné de la clémence des ordres donnés:

« Mgr le duc d’Angoulême nous ordonna de recevoir les habitants qui se rendraient à nous, qu’on leur fit des passeports et nous fit défense de leur faire aucun mal, ce qui faisait que tous les jours il en désertait un grand nombre qui venait se rendre à nous ; et jusqu’à des compagnies entières qui n’avaient plus de confiance dans leurs chefs, qui fuyaient tous les jours devant nous en pillant les caisses et les églises ».44

Des auteurs qui approuvent globalement la modération trouvent parfois dans leurs mémoires qu’elle est excessive, comme le comte d’Agoult qui déplore que le ménagement des révolutionnaires soit allé jusqu’à la garantie de « leurs emplois et fortunes ».45 Le point de vue est critique mais fort mesuré et rare.

Car il apparaît que cette mission de « pacification » convient à beaucoup du fait de la faible animosité des troupes françaises envers l’ennemi. Les considérations du temps semblent ici avoir totalement effacé le souvenir napoléonien qui aurait pu alimenter un désir de revanche, pis, de vengeance. Les royalistes espagnols ne cessent de s’offusquer de la proximité des Français avec les constitutionnels qu’ils sont pourtant venus réduire. Les officiers préfèrent souvent loger chez des libéraux par exemple. Ces bons procédés se manifestent au plus haut niveau : le général Guilleminot, réputé libéral, invite ainsi à dîner le Général Sanchez, fait prisonnier à l'affaire de Logrono, au début de la guerre. En même temps le général Bourke donne un dîner au gouverneur constitutionnel de Saint-Sébastien. Le procédé est tactique et relève d’une forme « d’élégance militaire ». Il ne faut donc pas y voir une collusion avec l’ennemi.

Mais l’armée française, même si elle est composite dans ses opinions, est dans l’ensemble beaucoup plus modérée que le gouvernement et le parti qui l’ont conduite à la guerre. Même les officiers les plus royalistes, sans avoir de la sympathie pour les Cortès, manifestent beaucoup de retenue dans l’adversité. Il faut ici signaler qu’en dehors de la frange la plus à droite du parti ultraroyaliste qui l’a fait de façon outrancière, l’ennemi n’a pas vraiment été diabolisé par la propagande qui accompagne la campagne. Le fait est notable alors que certains historiens insistent sur l’importance du combat idéologique pour expliquer la violence des guerres de la Révolution et de l’Empire.46 Le comte d’Agoult qui ne les aime pourtant guère, reconnaît dans ses mémoires que « les révolutionnaires espagnols valaient mieux que les jacobins français ».47

Ce respect relatif de l’ennemi est en fait chez beaucoup renforcé par la défiance voire le mépris à l’endroit des alliés absolutistes de la France. L’on peut en avoir une illustration en Catalogne où opère le maréchal Moncey. Il ne cesse de se plaindre du baron d’Eroles, ancien chef de guérilla pendant la guerre napoléonienne, mais allié de la France en 1823 et responsable de la province. Le maréchal français manifeste en revanche un certain respect pour son ennemi, qu’il a pourchassé pendant toute la campagne avant de l’assiéger dans Barcelone : le général Mina. Moncey organise même son départ vers l’Angleterre, le 7 novembre 1823. Il écrit au ministre de la Guerre en cette circonstance :

« Je dois à la justice de dire que le Général Mina par sa conduite depuis les négociations qui nous ont ouvert les portes de Barcelone a donné des preuves de prudence, de fermeté et de résignation. J’aurai l’honneur d’adresser à Votre Excellence un rapport sur la conduite qu’a tenue ce chef constitutionnel, qui s’est concilié à Barcelone, dans cette circonstance critique l’estime de tous les partis ».48

Moncey juge donc Mina à son attitude en 1823 et ne se laisse pas influencer par le souvenir de ses exactions pendant la campagne napoléonienne.

Cette défiance des absolutistes, manifeste chez bien des officiers généraux, semble partagée dans les rangs subalternes de l’armée. C’est en tout cas ce que souligne Armand Carrel, un jeune officier français qui a combattu dans les rangs des Cortès pour défendre le libéralisme, avant d’être fait prisonnier :

« Rendons hommage à la conduite des officiers français, les marques d’estime que nous avons reçu d’eux ; les regards qu’ils ont eus pour notre malheur pendant notre séjour au quartier général nous les ont fait aimer après le combat comme nous les avions appréciés sur le champ de bataille. Des troupes aussi belles, aussi disciplinées, aussi bien commandées sont dignes de vaincre. La modération avec laquelle elles ont fait la guerre, le mépris dont elles accablent dans toute occasion les vils brigandes qu’on nomme soldats de la foi, qu’elles sont venues défendre, les faits presque pardonner d’avoir été les instruments d’une agression injuste et barbare. Nous avons été protégés avec chaleur par les Français contre les insultes de ces bandits, des officiers royalistes plus lâches que leurs soldats se sont vengés sur nous de leurs nombreuses défaites en nous outrageant par des paroles auxquelles nous ne répondions que par un regard de mépris. Mais les officiers français leur imposaient silence la canne haute. Tous ces soins ne purent empêcher que quelques uns de nos soldats ne fussent dépouillés et massacrés sur la route de Figuières au Perthus. Il est étonnant qu’un gouvernement religieux sacrifie des fonds considérables qui sont le fruit des sueurs de son peuple pour entretenir des bandits dont la férocité est la honte de la civilisation européenne. »49

Le mépris de Carrel pour les absolutistes est idéologique, mais vient aussi de la façon avec laquelle ils font la guerre. Et il prête le même sentiment aux soldats français. En usant sporadiquement des méthodes de la guérilla contre leurs ennemis, les absolutistes ravivent en quelque sorte les mauvais souvenirs de la précédente guerre. Le colonel de Rochedragon, témoin du massacre de prisonniers par les hommes d’un guérillero absolutiste, El Locho, écrit au détour d’un rapport : « Lui et sa bande sont les plus grands bandits de l’Espagne, je leur préfère ceux que j’ai battu, ce n’est pas peu dire. »50

Cette défiance des absolutistes est d’autant plus vive qu’ils ont pu parfois se faire menaçants face aux troupes françaises dont l’attitude est jugée trop conciliante envers les constitutionnels. La pression devient vive au mois d’août lorsque le duc d’Angoulême promeut l’ordonnance d’Andujar qui tente d’imposer à tous la modération.51 Les absolutistes espagnols orchestrent alors une campagne d’intimidation qui fait ressurgir le spectre de l’insurrection générale. Les propos se multiplient qui y font allusion en invoquant le précédent impérial. Un lieutenant-colonel espagnol, par exemple, aurait dit le 14 août en public : « J’ai déjà bien tiré sur des Français dans la dernière guerre, pour avoir voulu se mêler de nos affaires, nous pourrions bien empêcher le duc de Reggio (Oudinot) de s’en occuper aujourd’hui. »52

Un corps de volontaires de la Navarre qui assiste le maréchal de Lauriston au siège de Pampelune rédige une adresse très menaçante, voire insultante pour la France, datée du 20 août. « L’Espagne s’ensevelira sous les cadavres de tous ses enfants plutôt que de vivre avili sous le déshonneur et la servitude étrangère », peut-on y lire.53 L’alerte semble sérieuse pour Lauriston, vétéran de la campagne napoléonienne, qui croit aux risques d’un embrasement en Navarre. Mais au même moment, le maréchal Moncey ne se laisse pas impressionner par le même type de menaces qui sont agitées en Catalogne. L’appréciation de la situation ne semble donc pas forcément guidée par des réflexes hérités de la précédente guerre. Même en ces circonstances tendues, les officiers n’y font d’ailleurs guère allusion dans leur correspondance. On peut y voir une preuve que le souvenir impérial en 1823 n’a pas d’influence majeure sur le comportement et les agissements des soldats, pas même des vétérans.

 

Conclusion

Dès les débuts de la Restauration, se constitue une mémoire de la campagne d’Espagne menée sous l’Empire, qui insiste souvent sur sa violence particulière. À l’approche d’une nouvelle guerre dans la Péninsule, cette mémoire est vivifiée et il est probable que bien des soldats, qu’ils soient vétérans ou pas, en ait été imprégnés. Le souvenir napoléonien est par ailleurs une dimension essentielle des discours polémiques qui entourent l’expédition d’Espagne de 1823.

Le régime de la Restauration utilise la campagne de 1823 pour condamner a posteriori et « dans les faits » la campagne impériale déjà condamnée par la mémoire royaliste. La « modération dans la guerre » est présentée comme le contrepied de la violence de la guerre impériale et comme une manifestation des vertus de la légitimité. Le fait que l’armée ait été disciplinée et qu’elle se soit acquittée avec rigueur de la mission qui lui était confiée renforce ce discours idéologique.

L’étude des expériences de guerre tend à montrer que le souvenir napoléonien et l’instrumentalisation qui en est faite par le pouvoir n’ont que peu de prises sur les soldats, y compris les vétérans. Les circonstances radicalement différentes dans lesquelles la guerre est menée en sont la principale explication. Les repères acquis par les vétérans sont inopérants. Ils s’adaptent alors à une mission nouvelle qu’un encadrement sourcilleux impose à tous. L’ardeur au combat est d’autant plus vive qu’il est rare. Elle n’est cependant pas liée à un désir de revanche ou de vengeance, du moins n’est-il pas exprimé, ni dans la correspondance militaire, ni dans les mémoires. Au contraire, bien des officiers adhèrent aux ordres leur intimant d’assurer la sauvegarde des constitutionnels, par proximité idéologique ou pour respecter une éthique guerrière que le régime attribue à la légitimité. Il voudrait également tirer de cette courte campagne un prestige militaire qui puisse rivaliser avec celui de l’Empire

C’est se heurter à un imaginaire forgé par 25 ans de guerres qui ont donné au phénomène une ampleur inégalée. Par les moyens engagés et par les buts poursuivis, la guerre a alors changé de nature. « Une force dont personne n’avait eu l’idée fit son apparition en 1793. La guerre était soudain redevenue l’affaire du peuple et d’un peuple de 30 millions d’habitants qui se considéraient tous comme citoyens de l’État. Dès lors, les moyens disponibles n’avaient plus de limites définies », écrit Clausewitz.54 La gloire acquise, magnifiée par le régime impérial, est à la mesure des efforts engagés, des adversaires à vaincre et des forces mobilisées.55 Rien de comparable en 1823. Peut-on tirer un grand prestige à avoir limité la guerre ? La comtesse de Boigne, dans ses mémoires, prête à Oudinot des mots qui résument peut-être le sentiment de bien des vétérans mais aussi de nombreux historiens qui aiment à les citer lorsqu’ils abordent la campagne d’Espagne de 1823: « Ce qu’il y a de déplorable, dans cette affaire-ci, c'est que nos gens se persuadent qu’ils font la guerre. »56

  • 1. L’étude de la violence particulière des « petites guerres » sous la Révolution et l’Empire est en plein essor. Elle nourrit de nombreux débats liés à l’utilisation de concepts initialement forgés par les historiens de la Première Guerre mondiale tels que ceux de « guerre totale » ou de « brutalisation ». Voir notamment à ce sujet : David Bell, La première guerre totale. L’Europe de Napoléon et la naissance de la guerre moderne, Seyssel 2010 ; Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale, XVIIIe-XXe siècle, Paris 2004 ; Nicolas Cadet, La question de la « brutalisation » des conflits à l’époque napoléonienne. L’exemple de la guerre de Calabre de 1808-1809. Dans : Natalie Petiteau/ Jean-Marc Olivier/ Sylvie Caucas (dir.), Les Européens dans les guerres napoléoniennes, Toulouse 2012, p. 93-120.
  • 2. Cette comparaison permet notamment d’enrichir la réflexion sur les mécanismes qui conduisent à la violence guerrière mais également sur les séquelles et les permanences de cette violence dans les sociétés postnapoléoniennes.
  • 3. Les mémoires publiés après la Restauration n’infléchissent pas la teneur du discours, bien au contraire. Voir à ce sujet Laurence Montroussier, Éthique et commandement, Paris 2005. Le très libéral général de Vaudoncourt, par exemple, décrit ainsi les sentiments qui l’assaillent en 1821, lorsqu’il découvre les séquelles de la guerre dans le port de Tarragone et qu’il songe à la violence de la prise de la ville par le maréchal Suchet : « Quelque innocent que je fusse de malheurs auxquels je n’avais pris aucune part, le cœur me saignait en pensant que tout le mal que je voyais était l’ouvrage de mes concitoyens. » Frédéric Guillaume de Vaudoncourt, Mémoires d’un proscrit, présentés et annotés par Laurent Nagy, Paris 2012, t. 2, p. 93.
  • 4. C’est particulièrement visible dans la presse où se livre un véritable combat mémoriel autour de la campagne impériale. Voir à ce sujet Kôbô Seigan, L’Influence de la Mémoire de la Révolution Française et de l’Empire napoléonien dans l’opinion publique française face à la guerre d’Espagne de 1823. Dans : Annales historiques de la Révolution Française 335 (2004), p. 159-181.
  • 5. Natalie Petiteau, Guerriers du Premier Empire. Expériences et mémoires, Paris 2011, p. 13.
  • 6. Jean Rocca, Mémoires sur la guerre des Français en Espagne, Paris 1814.
  • 7. Ibid., p. 65.
  • 8. M. Sarrazin, Histoire de la guerre d’Espagne et de Portugal de 1807 à 1814, Paris 1814, p. vj.
  • 9. Auguste Carel, Précis historique de la guerre d’Espagne et du Portugal, de 1808 à 1814, contenant la réfutation des ouvrages de MM. Sarrazin et Alphonse de Beauchamp, Paris 1815, p. 88. Les trois hommes cités sont des figures de la guerre d’indépendance : Gaspar de Jáuregui dit El Pastor est un chef de guérilla qui opère au pays basque ; Gabriel de Mendizábal est un général espagnol qui livre plusieurs combats contre les troupes françaises, notamment en Estrémadure contre le général Soult ; Francisco Espoz y Mina est un général espagnol qui fédère les guérillas de la Navarre. Son activité, son audace et son énergie ont causé de lourdes pertes à l’armée française et lui ont valu le surnom de « roi de Navarre ».
  • 10. Joseph-Jacques du Naylies, Mémoires sur la guerre d'Espagne pendant les années 1808, 1809, 1810 et 1811, Paris 1817.
  • 11. Ibid., p. 185.
  • 12. Ibid., p. 284.
  • 13. Rocca, Mémoires (cf. note 6), p. 79.
  • 14. Ibid., p. 103.
  • 15. Naylies, Mémoires (cf. note 10), p. 185.
  • 16. Sir John Jones, Histoire de la guerre d’Espagne et du Portugal pendant les années 1807 à 1813 ; plus la campagne de 1814 dans le midi de la France, avec des notes et des commentaires, par M. Alphonse de Beauchamp, Paris 1819, 2 tomes.
  • 17. Ibid., p. 301.
  • 18. Alphonse de Beauchamp qui annote cette édition française ne manque d’ailleurs pas de le faire remarquer, dégageant la responsabilité des hommes plutôt que celle du système politique.
  • 19. Voir à ce sujet Seigan, L’Influence de la Mémoire (cf. note 4).
  • 20. Archives Parlementaires (AP), t. 38, p. 428.
  • 21. Discours du 3 février 1823 à la Chambre des pairs, AP, t. 38, p. 274.
  • 22. Antonio Maranon dit le trappiste est un chef de guérilla de la guerre d’indépendance qui reprend du service en 1822 pour soutenir la cause absolutiste. Habillé en moine, un crucifix dans une main, un fouet dans l’autre, il suscite une certaine fascination dans les milieux royalistes. On lui prête même des dons magiques. Il réussit à prendre la Seu d’Urgel en juin 1822, ville qui devient le siège d’une Régence absolutiste avant qu’elle ne soit reprise par Mina en février 1823. Le baron d’Eroles est également un ancien général de la guerre d’indépendance qui a combattu en Catalogne. Il devient en 1822 le général en chef de l’armée de la Foi et membre de la Régence d’Urgel.
  • 23. Adolphe Thiers, Les Pyrénées et le Midi de la France pendant les mois de novembre et de décembre 1822, Paris 1823, p. 95.
  • 24. Copie d’une lettre du maire de Langogne au préfet du département de la Lozère, le 26 février 1823, Service Historique de la Défense (SHD), D1/5. De même le préfet de la Moselle, qui dans un rapport du 13 février 1823, souligne que la répugnance à partir « est plus marquée parmi ceux qui ont déjà été en Espagne », Archives Nationales (AN), F7 12010.
  • 25. Lettre d’un colonel du 7e léger au ministre de la Guerre, le 4 mars 1823, SHD, D1/5.
  • 26. Colonel Charles d’Agoult, Mémoires, Paris 2001, p. 225.
  • 27. Emilio La Parra, Los Cien Mil Hijos de San Luis. El occaso del primero impulse liberal en España, Madrid 2007, p. 183-194.
  • 28. Josep Fontana, De en medio del tiempo. La segunda restauración española, 1823-1834, Barcelona 2006, p. 62.
  • 29. Richard Hocquellet, Résistance et révolution durant l’occupation napoléonienne en Espagne, 1808-1812, Paris 2001, p. 24-25.
  • 30. Jean Couty, Un Vendômois en Espagne, campagne de 1822 à 1825, Vendôme 1987, p. 73. Jean Couty est un paysan vigneron originaire de Saint-Quentin-les-Troo.
  • 31. Sur la composition de l’armée, voir René Bittard Des Portes, Les campagnes de la Restauration (Espagne, Morée, Madagascar, Alger), Tours 1899, p. 30-37.
  • 32. Armand Carrel, De la guerre d’Espagne en 1823. Œuvres littéraires et économiques recueillies et annotées par Charles Romey, Paris 1854, p. 150.
  • 33. Alfred de Saint-Chamans, Mémoires du général comte de Saint-Chamans, ancien aide de camp du maréchal Soult, 1802-1823, Paris 1896, p. 428.
  • 34. Pierre de Pelleport, Souvenirs militaires et intimes du général vicomte de Pelleport, publiés par son fils sur manuscrits originaux, lettres, notes et documents officiels laissés par l'auteur, Paris 1857, t. 2, p. 148-172.
  • 35. Charles d’Agoult, Mémoires (cf. note 26), p. 229.
  • 36. Ibid.
  • 37. Couty, Un Vendômois (cf. note 30), p. 75.
  • 38. Lettre du 17 avril 1823, Archivo Histórico Nacional (Madrid), Estado 2840.
  • 39. De Pelleport, Souvenirs (cf. note 34), p. 163.
  • 40. Baron de Damas, Mémoires, Paris 1922-1923, 2 vol. Voir aussi ceux du général de La Motte Rouge, Souvenirs et campagnes, Paris 1895, t. 1.
  • 41. Il évoque l’Andalousie.
  • 42. Lettre de Bordesoulle à Clermont-Tonnerre le 25 juin 1823, SHD, D1/58.
  • 43. Charles d’Agoult, Mémoires (cf. note 26), p. 234-235.
  • 44. Couty, Un Vendômois (cf. note 30), p. 71.
  • 45. Charles d’Agoult, Mémoires (cf. note 26), p. 232-233.
  • 46. Notamment David Bell (cf. note 1).
  • 47. Charles d’Agoult, Mémoires (cf. note 26), p. 231.
  • 48. Lettre du 6 novembre 1823, SHD, D1/28.
  • 49. AN, F76665.
  • 50. Rapport du 24 août 1823, SHD, D1/21.
  • 51. Cette ordonnance datée du 8 août 1823 donnait notamment le pouvoir aux officiers français de faire libérer les constitutionnels indument enfermés par les autorités absolutistes.
  • 52. Rapport du 15 août 1823, SHD, D1/20.
  • 53. Lettre du maréchal Lauriston au général Guilleminot, SHD, D1/21.
  • 54. Carl Von Clausewitz, De la guerre, Paris 1955, p. 687.
  • 55. Voir à ce sujet Jean-Paul Bertaud, Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée au cœur de la France de Napoléon, Paris 2006.
  • 56. Louise de Boigne, Mémoires de la comtesse de Boigne, Paris 1999, t. 2, p. 104.
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